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nouvelles - delires et contes fous

(T)rêve d'après Noël 2023 n°V : L'ombre des mots

Publié le par Cheval fou (Sananes)

Quand le matin s’éveilla, le petit homme qui voulait repeindre le temps et mettre du rose et du bleu dans les nuages eut le sentiment d’avoir perdu quelque chose durant la nuit. Un morceau de rêve ou de cauchemar peut-être ou la carte d’un trésor ou l’adresse d’une personne aimée que l’oubli, l’habitude ou les kilomètres auraient fait disparaître. C’est alors qu’il repéra l’ombre d’un mot qui traînait sur sa table de nuit.
- Un mot évadé de mon sommeil ! se dit-il.
Quand il voulut s’en saisir, un frisson d’effroi parcourut la petite ombre qui aussitôt tenta de s’évader. Triste décision, car elle se perdit inexorablement dans le silence d’un trou de mémoire.
Un grand vide aurait dû alors peupler la matinée du petit homme si l’ombre d’un cri ou peut-être d’un autre mot, ou celle plus vaste encore d’une parole accourue pour lui porter secours, n’était survenue. Le petit homme la considéra avec un grand étonnement et tant de joie, qu’avec la candeur d’un enfant qui parle au Père Noël, il s’exclama :
- MOT, MOT, viens ici ! Je veux savoir ce que tu caches dans ta robe bleue.
Cette interpellation quelque peu brutale semblait impudique car dans la robe un peu floue des mots se cache toujours quelque chose de plus grand, de plus vaste que le mot : le SENS, ce quelque chose qu’il faut aborder avec la plus grande des précautions pour éviter le contre-sens ou le double sens.
En fait, le mot est très semblable au cœur des humains. Comme lui, il peut héberger des dimensions plus vastes et bien plus grandes que lui.
Le sentiment est au cœur, ce que le sens est au mot.

Le petit homme savait pourtant que l’empressement ne convient pas pour ouvrir l’ombre des mots. Sa précipitation avait fait fuir la petite ombre, jusque dans la niche du silence.

Les cœurs ne s’ouvrent pas plus à contrecœur que les mots ne peuvent s’ouvrir à contresens.
Le petit homme, avait-il oublié que chaque mot, chaque cœur, est la maison de l’immense ou du misérable ?
Avait-il oublié de la vie et de l’histoire, toute prudence ?
Avait-il oublié que les cœurs et les mots misérables sont trop petits pour contenir de l’amour ?
Ne savait-il plus combien de patience et de soins il faut prodiguer au moindre mot et au plus petit des cœurs pour qu’ils puissent un jour contenir le vaste et le précieux pour le mettre à la taille de l’amour ?
Savait-il encore que seuls les mots et le cœur donnent sens à la vie ?

Quand le matin s’éveilla, le petit homme qui voulait repeindre le temps, eut le sentiment d’avoir perdu quelque chose durant la nuit…
L’ombre d’un mot sommeillait encore sur sa table de nuit.

JMS

 

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Le lamento de la vieille étoile

Publié le par Cheval fou (Sananès)

Je me souviens du monde d’avant le silence des cœurs, d’avant le large silence. Je me souviens du temps où seuls existaient les continents de la pensée. Quand le magma des énergies immobiles contemplait les nuances et les frissons irisés du néant, quand le rêve inventait le bleu. Quand le Tout méditait, ciselait le prisme de la conscience. Quand n’existait que la musique du Cœur, bien avant que l’on écartèle le vide, bien avant que l’on en extirpe l’eau, le vent et les premiers songes, bien avant que les plus mauvais ne fussent nommés cauchemars et que les plus beaux soient appelés rêves.

C’était bien avant l’envie, avant l’avidité, le pouvoir et la peur. Je me souviens, au creux de mon enfance, il fut un temps où Dieu n’habitait pas encore les buissons ardents. Il ne se cachait pas.
C’était au commencement, au temps où les dieux créèrent le vent et le posèrent sur mes épaules, je n’étais pas encore stone mais j’étais déjà ivre, ivre du plaisir de vivre au calme dans la largeur du temps. J’étais déjà casanière et bien trop paresseuse pour faire ma route. Le serpent dormait. Comme moi, il buvait la douceur des jours. Sous des soleils de plomb, nous portions l’ombre. Libre de toute ambition, insensible au désir, indifférent à la futilité des pommes, le silex dormait parmi les canyons et les plaines. Il n’armait pas encore les flèches. La lune souriante se croyait intouchable. La pomme et le serpent n’avaient pas jeté leurs sortilèges.
Un jour, pourtant, ils le firent et, l’univers changea. L’eau porta mes larmes, l’oiseau habita le ciel, les cartes du destin brandirent leurs piques, il me fallut faire ma route, m’extraire de mon milieu naturel. Certains parlèrent de l’évolution des choses, d’autres dirent qu’il me fallait faire carrière : c’était l’âge de pierre.
Moi qui me croyais de roc, moi qui étais brute, on me préféra polie, on me préféra de marbre et d’albâtre, on me sélectionna : les fils de la pomme me domptèrent, me façonnèrent à leur image. L’Assyrien incrusta sa forme sur ma peau, y grava des profils, des roseaux, des chevaux, une panthère blessée. On mit à bas mes hauts reliefs, on me fit bas-relief. On me fit murs et palais, l’Égyptien me fit pyramide, l’intellectuel me tatoua ses hiéroglyphes, l’amoureux ses cœurs et ses flèches. Quand je chantais j’étais rolling stone, plus rock, plus roll que stone.

Je ne chante plus.
Plus rien ne va, ici-bas. Au coup du burin, chaque caillou saigne sa poussière, j'ai perdu mon moral de béton, je faiblis, j’essuie les plâtres. Je ne suis plus la pierre angulaire où l’on appuie le vent, le socle de l’univers où le ciel se pose. Je suis l’arène du monde. Plus rien ne va.
Ainsi, moi qui fus montagne, je suis devenue caillou, dalle, fronton, colonne, parfois même trottoir. Ils m’utilisent, m’asservissent, me bitument, me broient, me pressent, me stressent, me compriment, me dépriment.
Il fut un temps où l’on m’appelait Terre, roc, planète, univers…
Mais… rien n’est joué, je me révolte. Je suis le pavé dans la mare, la colère des dieux. Mes larmes de pierre sont des laves chaudes, des magmas en révolte qui attendent leur heure. Mes larmes froides sont des tsunamis en furie, mes coups de gueule des volcans, mes frissons des tremblements de terre.
Dans ce monde fait de briques et de broc, je ne tourne plus rond. J’ai envie de faire le mur, de courir les étoiles…
Restons terre à terre, ce n’est pas pour demain. Mais… déjà mes grains galets descendent la montagne.

JMS - In : "Derniers délires avant inventaire" - Éditions Chemins de Plume - 12 Euros

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Ça y est, c’est décidé !

Publié le par Cheval fou (Sananes)

Ça y est, c’est décidé, jusqu’à présent je me posais des questions sur l’avenir, je veux dire le Grand Avenir, avec un changement radical. Celui qui appelle à la Sagesse majuscule, celle qui fait que toute protestation est inutile.
La fin des rébellions jusque-là posait problème, mais c’est décidé, je veux mourir en bonne santé, dans mon sommeil. Je ne veux pas de l’accouchement des chrysalides, celles qui mettent des heures à sortir de leur scaphandre. Non, je ne veux pas de longues transitions. Je veux mourir net, court, et de préférence sans m’en rendre compte, et si une fois parti, personne ne m’en informe, tant pis.
L’option, t’es là, clic t’es plus là, me convient parfaitement.
Surtout, je détesterais l’option "La Mama" avec tout le monde autour de moi, et l’odeur de la cuisine pour un repas où je ne serais pas invité, et ceux qui forcent la dose. Le lacrymal trop abondant me perturbe, trop parcimonieux il m’interroge, me fait supputer.
Supputer ! Un bien drôle de mot, pourtant si bien approprié à mon propos…
Eh oui ! À observer la pleureuse aux yeux trop cernés de rimmel, je suppute. Elle force la note, elle est au crescendo dell’arte. Cette jolie garce fait mine de ressentir mon départ comme insupportable, alors qu’il a cinq ans que je ne l’ai pas vue.
Et il y a celle qui regarde sa montre. Et l’autre qui a posé un congé de 24 heures ! Si je ne me presse pas, ils vont louper leur train !
J’avais pourtant décidé de partir dans l’incognito des douleurs et des regrets, je voudrais bien me pincer pour en être sûr, j’ai dû louper mon départ. Je suis encore là, une pluie retenue m’enchaîne, filtre des images d’oiseaux, et des musiques de mots, de regards inquiets et de corps où s’embusquent des enfants grandis, des amis vieillis et des êtres que j’ai aimés. Ce n’est pas la taille et le cri des déchirures, pas plus que le faste des faux-semblants qui font la valeur d’une vie. Tout est joué. Trop tard pour me pavaner dans mes vanités ou me vautrer dans mes désillusions. Je suis un homme raisonnable et puis, c’est décidé, je veux mourir sans passion ni révolte, dans le calme rassurant d’une cellule de moine, dans la pâleur d’une conscience qui ignore tous ses silences. Je vous vois et je suis là, à savoir mon impuissance à veiller sur vous, mon impuissance à ne pas pouvoir réveiller le temps de faire et de dire.
Dans la pénombre, un ami à temps partiel, patient, cloué à ses chaussures comme un poisson rouge à qui on a dérobé son eau, me regarde en mâchonnant. Lui aussi suppute et se dit que si j’avais fait autrement, si je l’avais écouté, j’aurais pu réussir ma vie, et ça l’attriste. Ce mufle n’est venu assister que celui qu’il aurait voulu que je sois.
Mais je suis moi, avec ce qu’il me reste de cheveux, de rêves en partances, de gras sur le lard, d’arthrose, de mots perdus aux dictionnaires des ambitions, de poèmes brisés sur des papiers froissés, avec ce qu’il me reste d’envie de vous vouloir humains et tendres, mes amours, à vous vouloir heureux et en vie. Encore je suis moi avec ce qu’il me reste de compassion et d’amour pour ceux qui restent. Mais rien ne change, c’est décidé, je veux mourir en bonne santé…

Mais rien ne presse, j’attendrai.

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Ça m’est arrivé demain

Publié le par Cheval fou (Sananes)

8 heures 12 minutes. Massimo Fabrianni roule sur l’autoroute.

Devant lui, l’écran de la Mercedum modèle 2034, scintille. Son casque de conduite télépathique, un Bluetooth nouvelle génération posé sur la tête, Massimo la pilote. L’homme est joyeux, l’écran distille des phéromones du bonheur pendant que le pilotage automatique le mène vers les vieilles tours de la Défense.

Le conditionneur de rêves et relaxation lui insuffle de curieuses pensées ; il en est certain, il a eu une excellente journée, il a mangé du loukoum, voyagé dans les yeux de la "bellissima" vedette de l’émission hypno-temporelle "Amoretti dream", arpenté  le doux et parcouru le satin. Il se sent "Homme", tout aussi irrésistible que lorsque dans une autre émission hypno-temporelle, il se retrouve dans la peau du Flying Massimo et qu’il sauve tous les habitants d’un building en feu. La vie s’invente aussi belle que possible.

La voiture réagit à tous ses désirs mais Massimo a envie de passer en mode manuel. Il ne peut s’empêcher de penser qu’une voiture c’est fait pour rouler vite et sport. Le pilote automatique de la Mercedum le brime, et Massimo est d’humeur rebelle. Rien, aucun des  conseils de prudence affichés sur le tableau de bord ne peut le dissuader de le débrancher. Avec un sourire triomphant il enlève son casque. D’une main leste, il enclenche le bouton "conduite manuelle". Sur le volant, les touches d’accélération  et freinage sont activées. La voiture semble survoler la voie en polymère d'oxyde de lithium. Le moteur à propulsion magnétique développe sa pleine puissance, soudain, une touche s’éclaire, DISTANCE BORDURE, DISTANCE BORDURE. Le bouton passager, celui qui gère le rythme cardiaque du pilote clignote, il est au rouge, une voix emplit l’habitat : DANGER, DANGER, mais Massimo est aux anges.

Depuis que Massimo a sa nouvelle tête tout va mieux. Le Mini-Mercedum à roulettes modèle 2040 déambule joyeusement dans les allées de l’hôpital.

Demain Massimo sera entièrement réparé, on lui greffera le corps dont il a toujours rêvé.

JMS

 

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L’homme qui entendait des voix (SF.)

Publié le par Cheval fou (Sananes)

Partout où s’agite la révolte,

qui fait taire les lois invisibles,

fait taire sa conscience

***

Le matin s’étirait en froids frissons. De toutes parts, l’aube bleue s’effrangeait en de mornes lueurs jaunes. Les premiers rayons de soleil, griffés par la pierre et la gerçure, traversaient l’opacité pour caresser les doigts de Pierre-le-Chevelu.

Comme d’autres, Pierre, un manant de basse campagne, survivait en extirpant des résidus de la vieille mine et d’un braconnage qu’il avait jusque-là partagé avec Margot, la Dame-des-Bois.

 

Ce jour-là, très tôt, il avait quitté son désert ocré d’herbages irradiés pour assister aux cérémonies. Il avait pris place sur le parvis de l’imposant bâtiment de verre orné des symboles de l’Empire et de motifs colorés.

Hostile et solennel, mi-forteresse, mi-cathédrale, démesuré, le Palais enfonçait ses flèches et ses tours dans un ciel lourd sans transparence, presque gris, où de grands nuages de soufre, jaunes, phosphorescents, effrayants, naviguaient.

 

La foule s’amassait sur la grand place, une armée de zombies aux visages enduits de crème kaki. Tous avaient les yeux cachés par d’énormes lunettes qui intégraient un module de communication. L’Empire pouvait ainsi les informer des dangers météo et "être à leur écoute".

Une projection holographique sculptait dans le ciel une voûte arborant des armoiries. Un lion et une croix s’y entrelaçaient. Quatre cosmopendules indiquaient la direction des quatre grandes institutions de l’Empire. Toutes quatre affichaient : An de Grâce 2812, 15 avril, 10 heures 12 minutes.

 

Ce n’était pas par crainte d’être pris pour un opposant à l’Institution ou pour échapper aux nécessaires travaux qu’imposait l’Empire, que Pierre avait hâté son pas. Une force impérieuse le guidait. Il fallait qu’il salue une dernière fois Margot, sa voisine. Il fallait qu’elle le sente là, près d’elle. Il ne pouvait lui offrir rien d’autre qu’un adieu. L’appétit d’étrange curiosité et d’excitation malsaine de la foule se mêlait au terrible besoin confus de miracle et à la tristesse qu’il éprouvait.

 

Les cloches sonnaient et appelaient à la fête. Le soleil d’avril avait répondu à cet appel. Miraculeusement, ses rayons parvenaient à glisser entre les inquiétantes tours gothiques de verre et de fer. Chaque rayon rognait les brûlures d'un froid intense qui régnait en maître sur tous les coins de l’ombre.

Les gigantesques constructions où siégeait la Nouvelle Rome, distillaient une ombre noire démesurée et semblaient lutter contre la lumière, cela au propre et au figuré, comme la réalité assiège le rêve, comme l’oppression, en ce temps, cernait la liberté.

Les cloches, battues par un homme en noir, se mirent à tonner, assourdissantes. Elles couvraient l’ombre et la reléguaient en détails de perception, elles résonnaient, piétinant le vent et le frisson.

Pierre se blottit dans un recoin où étincelait un rayon de chaude lumière. Chaque parcelle de son corps buvait cette chaleur douce et laiteuse avec un plaisir non dissimulé.

Les autres s’étaient groupés autour de l’amoncellement de bois et de cubes en méthane carboné que l’on extirpait de la mine.

Un glapissement strident de moyeux mal graissés et de roues crissant sur la chaussée, déchira le brouhaha qui enveloppait la foule. Pour la circonstance, l’Empire avait fait reconstituer un antique chariot.

La foule se figea dans un silence religieux et l’on entendit alors distinctement l’approche du convoi ainsi que le claquement de sabots des chevaux mutants à tête de champignon.

Les cavaliers impériaux se raidirent quand le tambour se mit à battre. Des roulements méthodiques revenaient sans cesse, martelés comme le bruit des vagues, syncopés de très courts silences. Des Inquisitors portaient l’habit et la coiffe pointue et noire des antiques pèlerins de la Semaine Sainte à Séville sur Terre, là où l’ordre des défenseurs de la Nouvelle Rome avait vu le jour.

Pierre frissonna. Certains des manants riaient devant cette solennité.

 

Comme un couteau, le convoi fendit la foule et arriva au podium. Les soldats extirpèrent la Dame-des-Bois de sa cage roulante. Les supplices de la Question n’avaient laissé d’elle qu’une plainte sans forme et déguenillée. Elle était couverte de sang et des immondices dont la pieuse foule des bien-pensants l’avait gratifiée.

Pierre eut un sentiment d’horreur et de révolte. Les capteurs de pensées repérèrent son indignation et, instantanément, braquèrent sur lui des faisceaux scintillants et le regard des Inquisitors.

Margot coupa l’instant d’un hurlement.

Les capteurs réagirent aussitôt, délaissant Pierre. Leurs faisceaux s’orientèrent sur elle et le flux d’émotion qu’elle avait libéré, l’auréolant d’un voile surréaliste. Tous rirent ou glapirent des horreurs à son encontre, nourrissant les sourires des Inquisitors.

Le goût noir de la peur avait un instant envahi Pierre. Il savait qu’en détournant l’attention, Margot l’avait remercié, tant de sa compassion que de son indignation. Elle lui avait offert son dernier message, sa dernière rébellion. Quand une phrase, venue de nulle part, aiguë, claire, dominante, surprenante et incontournable, inonda la conscience de Pierre : méfiez-vous des hommes en noir.

   

Le Prélat, les yeux protégés par un cosmoverre, portait la cape noire des dignitaires de l’Empire. La texture brillante et soyeuse des fibres antiradiations qui composaient ce vêtement, ainsi qu'une coiffe pointue et démesurée, attestaient de son rang. L'ensemble lui donnait une silhouette conique et inquiétante.

D’une voix sifflante et ferme à peine perceptible, il imposa sa volonté :

- Silence ! 

Deux soldats en justaucorps soyeux bâillonnèrent la femme d’un tampon de gomme adhésive.

Le silence traversa la foule comme une onde tétanisante.

Le tambour se tut.

Le Prélat se raidit, et croyant brandir ainsi sa légitimité, pointa "la chose". Sa voix claqua comme un fouet.

- Margot, la Dame des bois, a été arrêtée pour conspiration contre l’Ordre. À l’encontre de tous nos principes, elle a détruit des pièges et noué intelligence avec l’ennemi. Elle a aussi reçu et abrité chez elle des créatures qu'elle dit dotées d’intelligence et d’amour, ce qui est blasphème et pure folie. Margot doit expier ses crimes.

L’index du Prélat se déplaça, changeant de cible, il désigna un sac. Un Marshal-Inquisitor en extirpa la petite forme noire d’un félin mutant pareil à une mini panthère molle aux yeux démesurés : c’était un néochat.

Le discours du Prélat reprit :

- Les animaux, pas plus que les mutants, ne disposent de conscience ou d’âme. Si tel était le cas, les savants de l’Empire le sauraient et si cela était ces "choses" seraient sujets de l’Empire. Payent-ils tribut à l’État, comme vous le faites ? 

La foule rodée à ces manifestations beugla un NON sourd qui résonna comme un tocsin. Par trois fois, la foule répéta ce NON comme un mantra purificateur qui lave les consciences.

Le Prélat reprit d’une voix métallique, glaciale et impérieuse, qui fit frémir plus d’un manant :

- Ils n’ont pas d’âme ! Car aucune âme ne peut vivre hors de la Foi et de l’Empire ! Luttons contre les créatures du Mal et de l’Inconscient qui convoitent notre monde, brûlons-les, brûlons ces monstres ! En la Foi nous croyons.

Les flammes léchèrent les pauvres corps.

Margot parut laisser partir sa vie sans une plainte, presque souriante, peut-être attentive aux voix d’un ailleurs qui ne pouvait être pire.

Tous burent un breuvage qui, symboliquement, contenait quelques cendres, indiquant que, maintenant purifiée, la suppliciée revivrait en chacun d’entre eux.

   

La fumée se dissipa dans le bruit des tambours, portant l’odeur âcre de la souffrance muette, du sang et de l’encens.

 

Alors que Pierre quittait la place et tentait de se faire oublier, une autre phrase incongrue venue de nulle part, emplit à nouveau sa conscience. Elle ricochait dans sa tête, cherchant sa pleine dimension : la mort est un passeur d’absence.

L’étrangeté de cette formulation le percuta de plein fouet et le tint aux aguets d’un indicible ailleurs.

Sur la route sableuse, pendant qu’il parcourait des taillis de plantes et de buissons étranges aux formes parfois frémissantes, d’autres pensées venues d'ailleurs le maintinrent dans un état d’extrême tension : méfie-toi des hommes en noir… la colère guette dans l’ombre… viens à nous fils de l’homme, rejoins-nous.

Pierre se décida enfin à converser avec l’étrange :

- Est-ce toi Margot ?

Un rire l’ébranla de spasmes incontrôlés : la cendre ne parle pas, fils d’homme. Regarde autour de toi !

Un étonnement né de sa conscience le fit sourire. Pierre formula alors une pensée en forme de doute : je n’ai mangé ni champignons, ni humé les brûlis d’herbes folles, je crois halluciner !

D’un regard circulaire, il détailla la campagne et vit frissonner de noirs feux follets étincelants. Sa vision se disséqua en trois néochats. Il crut reconnaître certains protégés de la Dame-des-Bois.

 

Les interférences de pensées avec les races mutantes étaient rares mais elles étaient connues. Autrefois, l’homme avait harmonieusement cohabité avec toutes les espèces du monde. Les liens et les contacts entre tous avaient foisonné au point d’en être devenus courants.

Hélas, cela avait cessé le jour même où les ligues de défense des espèces avaient réclamé un statut et des droits pour ces créatures. La revendication avait entraîné la condamnation de tous ceux qui prônaient cette idéologie. De même avait été promulguée l’interdiction et la mise hors la loi de toute cette "folle propagande". Ce qui s’était appelé "réclamation universelle" avait été décrété "folie utopique" !

Quelle puissance penserait à partager le monde avec des partenaires désarmés ?!

Le pouvoir et ses légistes avait alors sorti de vieux textes empoussiérés, d’encyclopédies millénaires. Ils avaient alors chanté "l’idéologie de la première Rome", celle qui avait fait la toute puissance de l’Homme, celle qui avait régné sur l’Ancien Monde, soumettant ou détruisant ceux qui lui résistaient. Pour la Nouvelle Rome, rien ne devait changer l’Ordre, le monde lui appartenait et ce n’était pas des mutants qui modifieraient cela !

 

De retour chez lui, Pierre traversa rapidement l’unique pièce de sa maison, ferma porte et fenêtre pour éviter toute lumière. Un grand miroir flanqué de deux réflecteurs ovoïdes occupait une place de choix entre un vieil évier et une douche délabrée. Ayant jeté ses vêtements sur le lit, Pierre prit place devant le miroir. Un fin jet d’eau glacé recyclée l’aspergea et le débarrassa de la crème filtrante qui le protégeait des rayonnements. Pierre regarda ses mains, une verrue attira son attention. La voix séditieuse l’interpella à nouveau : serais-tu en train de muter par hasard ? Il haussa les épaules et, mentalement, répondit en riant : allez-vous me dénoncer ?!

Il eut un sourire de satisfaction en voyant sa silhouette encore athlétique dans le miroir. Il actionna le gros commutateur. Les réflecteurs vibrèrent et, imperceptibles, les champs magnétiques destinés à piéger les radiations traversèrent son corps. Il eut envie de siffler mais il se retint, conscient d’une possible écoute indiscrète.

Nu, il s’affala sur sa paillasse et s’endormit profondément. Très vite son sommeil fut perturbé par cette voix qui sans cesse lui disait : crains les hommes en noir. Il fit un de ces cauchemars qui laissent d’interminables courbatures et un inexplicable sentiment de malaise.

Le matin arriva, impitoyable. Il essayait de terrasser son apathie quand la voix le prévint : fuis, ils arrivent !

Comme si, de tous temps cette voix avait côtoyé ses pensées, ou comme s’il obéissait à une vieille habitude, il répondit en ami désabusé : fuir serait un aveu… et fuir pour aller où ?

Émue, la voix crissa : fuis, rejoins-nous en zone contaminée, rejoins les mutants, nous savons comment y vivre.

Trop tard, les sabots résonnaient sur le chemin.

Il se hâtait de mettre sa crème de protection et de se vêtir quand la porte s’ouvrit.

Un Inquisitor surgit. En maître des lieux, sans s’être annoncé, il ordonna :

- Suis-moi, nous devons t’interroger.

Les capes à croix des cavaliers leur donnaient un air de mousquetaires d’Apocalypse perdus dans les entrelacs du temps. Pierre sentit la crainte froide des chevaux mutants à tête de champignon.

 

Très vite, ils furent sur le parvis de verre devant la cathédrature. Elle s’érigeait, démesurée et mangeuse de ciel. La grande place était déserte. Une projection holographique s’afficha à leur arrivée, indiquant : An de Grâce 2812, 16 avril, 8 heures 02 minutes.

Très vite, Pierre fut conduit dans une grande salle dont le luxe était inconnu du peuple des manants.

Il ne s’étonna de rien, agrippé à la petite voix qui continuait à lui dire : méfie-toi des hommes en noir... la mort est un passeur d’absence… notre colère navigue dans l’ombre... pourquoi n’es-tu pas venu à nous, fils de l’homme ?

Le Commandateur-Inquisitor le toisa. Le regardant droit dans les yeux, il annonça :

- Nos capteurs ont détecté, hier, tes sécrétions d’adrénaline, pourquoi cette peur ? T’opposes-tu à l’Empire et à sa Foi ? Le doute est un blasphème ! Qu’as-tu à dire ?

La petite voix lui dicta : prétends que tu avais une terrible douleur, pense à tes lombaires.

Dans un sourire plein d’innocence, Pierre répondit :

- J’avais mal au dos, Maître 

Il dut, à moins que ce ne fut la voix qui s’agitât en lui, être convaincant, car le Commandateur acquiesça :

- Je te crois. Fais ta prière d’allégeance

Pierre baissa les yeux, se voûta selon la tradition et entonna le "Merci Maître".

- "Merci Maître de m’avoir laissé la vie. Merci Maître de me laisser respirer l’air de Tes mondes. Merci Maître de me laisser habiter Tes terres. Merci Maître de me laisser manger les fruits de Ton domaine. Je sais que toutes choses de ce monde sont à Toi. Merci Maître d’accepter mon travail en signe de gratitude. Je sais, oh Maître, que Tu es la Loi, en dehors de laquelle nul ne peut vivre".

 

Le Commandateur-Inquisitor eut un sourire condescendant, un sourire de bonté étudiée et mille fois rodé, puis il avança sa main et Pierre la baisa. D’un geste doux, il lui indiqua, sans mots inutiles, qu’il pouvait se retirer.

 

Alors que, soulagé, Pierre s’apprêtait à sortir, la voix seigneuriale tonna :

- Tu es bien bâti, je te prends comme chasseur de mutants et de néochats !

Plus fort que tout, une conscience de mécréant ou d’indien ancien, ou peut-être de chat, s’imposa à Pierre, plus forte que l’instinct de survie :

- Jamais !

*

La fête fut grandiose. La foule était là.

Pierre affronta la fumée en écoutant pleurer les chevaux mutants à tête de champignon. Une voix disait dans sa tête : je t’avais prévenu fils d’homme, je t’avais dit : méfie-toi des hommes en noir… la mort est un passeur d’absence… notre colère navigue dans ton ombre… pourquoi n’es-tu pas venu à nous, fils de l’homme ? Prends la mort comme un sucre car nous sommes la Conscience.

JMS

in : Chronique de la dernière étoile (roman à paraître - SF)

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La lettre de Noël du petit Pierrot des collines

Publié le par Cheval fou (Sananes)

Petit Papa Noël,

Petit Papa Noël, tu peux venir tranquille, la fin du monde est reportée. Moi, je n’arrête pas de parler de toi et je voudrais bien avoir de tes nouvelles. Ici, c’est comme d’hab, la télévision ne parle que de choses catastrophiques. Si maman m’interdit de voir le "Dracula Show" et "Scoubidou" parce que ça fait peur, et de manger des bonbons parce que ce n'est pas bon, elle n’arrête pas de regarder les évènements de Syrie en mangeant des chips pour calmer son stress. C’est vraiment très embêtant parce que ça l’empêche de dormir et que ça réveille papa qui ne peut s’empêcher de piller le frigo. Il a déjà décimé les 13 desserts de Noël. On appelle ça l’effet boule de neige. Mais ce n’est pas vrai, ici il n’est pas tombé un seul flocon, seule la voisine est tombée en glissant sur une des crottes de Kiki, le chien de Madame Josette. Mais, sois sans crainte, Kiki ne sait pas monter sur le toit et le ciel est désert, rapport à la pollution, il n’y a ni rapace ni chauve-souris, même Superman ne se risque pas à respirer l’air de l’usine. Tu vois, tu ne crains rien. N’écoute pas mon papa, je crois qu’il dit des bêtises quand il dit que, cette année, tu ne viendras pas, rapport à la crise. Papa dit aussi que seule la magie peut le sauver, il a acheté un billet du Loto.

À l’école, j’ai appris plein de jolies chansons, il y a une phrase qui me plaît beaucoup, c’est celle des jouets par milliers.

Petit Papa Noël, viens vite, cette année, je n’ai pas piégé la cheminée et j’ai mis mes bottes au pied du sapin. Pour les cadeaux, j’avais peur que tu te demandes que m’offrir, alors, pour que tu n’aies pas de doute, j’accepte tout le catalogue de la Redoute, mais tu peux garder les poupées pour toi ou pour Natacha ma copine.

Ton ami,

Le petit Pierrot des collines

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Crime parfait

Publié le par Cheval fou (Sananes)

Extrait de Aube Fantasque
Autobiographie d’un vieux rêveur
(Conte surréaliste où il convient de gratter le rêve pour apercevoir la réalité)

***

Les rêves de Grenouille Cornue
ne s'arrêtent pas
aux confins du bénitier.

Parfois ils croisent le désespoir
de celui qui a coincé ses doigts
dans la portière de la solitude,
là où même l'indifférence
ne tape plus à la porte.

***


Bien loin d’ici, ce matin encore, Adélaïde retrouva son peintre de mari, debout, immanquablement figé devant cette toile qu’il n’en finissait pas de terminer, tout près de ce vieux guéridon décrépit ridiculement coiffé d’un aquarium vide.

Le temps avait coulé. Où était donc le jeune homme qui rêvait, ce jeune Piètr qui voulait du rêve, du soleil dans les yeux, des clowns, de la musique et de l’amour dans chaque seconde qui passe ?
Qu’était donc devenu celui qui courtisait Rossignol-du-souvenir ?

Il était là maintenant, vêtu de son sarrau gris d’apothicaire, son pinceau à retoucher sur l’oreille, il avait l’air fatigué et déprimé. Face à son si parfait tableau et aux étincelles qui pétillaient dans le regard de son épouse, il ressemblait à une image décolorée.
L’œil vide, il attendait qu’elle admire son œuvre. 
Avait-il approché la réalité ?

C’était un hall de gare immense, pareil à celui de Milan, imposant avec ses escaliers gigantesques débouchant sur un palier carrelé de marbre d’un blanc-gris usé par les mille griffures d’un invisible quotidien.
Ce coin précis du tableau semblait particulièrement fasciner le peintre, il passait ses nuits à le parfaire.

Aujourd’hui, Adélaïde découvrit un berceau d’enfant laissé seul à proximité de l’escalier. A cette même place, hier matin, se trouvait une femme en noir.
Adélaïde demanda l’air narquois :
– La vieille femme est partie ?
Piètr était enlisé dans une autre réalité invisible dont il eut du mal à se départir. Enfin, il rétorqua :
– Elle parlait trop.
La réponse amusa son épouse qui, contenant un sourire, ironisa :
– Tu ne crains pas que le berceau soit en danger ?
Le matin suivant, des militaires avaient remplacé le berceau.
Le peintre avait passé cette nuit, comme les précédentes, au chevet du tableau. Tout y était peint jusqu’au moindre détail,  avec une étonnante précision.
Piètr paraissait encore plus terne que la veille. Il tenait encore un pinceau dans sa main droite et sa palette dans l’autre.
Adélaïde fut fascinée par un détail du tableau : au pied des militaires, se trouvait, parfaitement restitué, le pinceau à retouches que son mari avait l’habitude de porter sur l’oreille.
Pointant son doigt sur ce détail humoristique, elle ne put s’empêcher de formuler son étonnement :
– Pourquoi ?
Chaque question mérite sa réponse, il murmura  :
– Je l’ai oublié.
Stupéfaite, elle découvrait que son mari, ce besogneux du détail, réitérait une forme d’humour qu’elle ne connaissait pas. Dépitée, elle ajouta :
– Je déteste les militaires.
Nullement surpris par ce commentaire un peu acerbe, il se contenta de bougonner :
– Ce doit être leur odeur de bière.
Elle fut encore une fois surprise par cette réponse mais en sourit. 
Elle crut même percevoir réellement la senteur amère du houblon.

Son mari, ce petit homme qu’elle côtoyait depuis si longtemps, qu’elle croyait taillé dans une peau de chagrin et de silence, l’intriguait au plus haut point.
Elle prenait conscience de l’univers de rêve et de création dans lequel il vivait. C’était un marginal de la réalité, un œil ailleurs d’elle-même et de ses attentes, hors des frontières de son monde de femme. A l’évidence, elle ne le connaissait pas si bien qu’elle le pensait.

Sa journée fut troublée d’étranges obsessions.
Elle commençait à entrevoir le monde de Piètr et à concevoir pourquoi, depuis si long-temps, il la délaissait.

Elle attendit, pour la première fois intriguée et impatiente, que le matin suivant arrive pour savoir quelle évolution prendrait le tableau. 
Y trouverait-elle deux bonnes sœurs avec des coiffes dentelées ?

Surprise ! Quand elle pénétra dans l’atelier, Piètr ne s’y trouvait pas.
Une odeur âpre de suie et de gare semblait avoir empli la pièce.
A la place des militaires se trouvait un journal froissé et un étrange personnage au tablier gris, l’image parfaite de son mari. Les yeux de ce personnage la suivaient du regard.
Adélaïde le fixa longuement.
Elle eut un long et large sourire pincé. Elle prit un pinceau enduit de peinture blanc gris et, fébrilement, en couvrit le tableau :
En souriant, elle s’exclama :
– Nous allons enfin pouvoir refaire nos vies !

JMS

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La patience de l'eau

Publié le par Cheval fou (Sananes)

Au début était le Néant.
Froissé par le poids de la solitude, il s’était replié sur lui-même, jusqu’au jour où, lassé de son immobilité, il se scinda en énergie et en conscience. Il emplit le vide et découvrit alors la beauté, le rêve et l’imagination.
Ceci fait, il décida de jouer à autre chose.
Il fit bing et bang !
Nous étions deux heures moins dix avant la Création.
Dans un premier frisson, il s’étira et découvrit le plaisir d’être, sentit l’ivresse du mouvement.
Cela lui demanda cinq jours qui furent comme cinq éternités.
Au sixième jour, il enfanta la matière et lui demanda d’être son corps. Il la nomma Univers.
Il l’organisa en lois, en structures et en particules.
Curieux de lui-même, il s’observa un jour durant.
Ce jour dura une éternité.
Enfin, au septième jour,  il se reposa d’un repos bien mérité.
 
De ce tumulte bouillonnant naquirent les trois éléments de son corps.
Curieusement, les élements, au lieu d’être heureux de vivre, ainsi, les uns avec les autres, ils se jalousèrent :
La conscience de soi, c’est bien compliqué car de l’observance naît l’envie.

Eau frémit de partout, joyeuse et vive comme un rire cosmique, elle s’écria :
- Je suis la vie et la mémoire du monde !

Vent, comme un frisson galactique, amicalement, la prit dans son manteau, ainsi que tout ce qui était.
- Je suis si grand, dit-il, que je peux tous vous contenir.
En jouant tour à tour de la caresse et de la tempête, il visita le monde.
 
Roche fut très fière d’elle-même.
- Pauvre Vent,  dit-elle, c’est tout juste si tu existes, nul ne te voit et tu te déchires pour nous laisser place, tu n’as même pas de corps.
Puis, elle se mit à plaindre l’eau
- Pauvre Eau, dit-elle, qui n’a ni forme, ni force, tu ne sais que glisser vers le fond, alors que mes cimes s’enracinent dans le ciel.
On ne peut pas dire que Roche fut très diplomate.
Vent était futile et pressé, il partit en crissant et hoqueta :
- Moi, je suis fait pour voler et parcourir le monde, je suis fait pour tout voir et renaître sans cesse. Réfléchir ne m’intéresse pas. Laissez-moi courir. Le monde est à moi.
Eau était plus susceptible. Vexée, elle répliqua :
- Je suis faite pour courir la terre et changer selon mes humeurs. Je peux aussi avoir mes vapeurs et voler tout comme le vent, disparaître et renaître, aimer et me battre et même, s’il me chante, me changer en pierres de diamant par temps froid. 
Roche se gaussa :
- Passez, formes fragiles, je suis la force et l’éternité, je vous regarderai sans broncher courir vers des rivages inutiles et vous déformer à mon contact. 
Le monde ne m’intéresse pas, il me suffit d’être. Mon voyage, c’est la traversée du temps. Courez, pauvres sans-formes, vous ne saurez jamais, comme moi, caresser l’éternité, mon destin est de m’asseoir à ses cotés.
Vivez, disparaissez et renaissez, si tel est votre plaisir. Vous ne pouvez m’inquiéter, regardez-moi : Nature m’a faite si forte et si belle ! Regardez comme je suis typée et variée, je suis faite de pics, de monts et de plaines, je vous porte sans effort.
Prenez-moi donc en exemple et essayez de vous durcir. Asseyez-vous près de moi et passons l’éternité sans broncher paisiblement dans le silence.
A vous déchirer sur moi, vous me faites pitié.

Vent ne dit rien. Il se contenta de siffler un air qui lui plaisait, de courir et de se reposer.

Eau portait la mémoire du monde et elle garda sa colère toujours intacte, ce qui ne l’empêcha pas de couler des temps heureux et de jouer au nuage et à la glace. Et cela, des semaines de millénaires et des millions d’années durant.
Inlassablement, elle jouait au nuage pour remonter au sommet des montagnes et là, elle jouait à Pluie, faisait du toboggan sur le dos de Roche.
Elle fit cela avec tant de patience, d’obstination qu’elle découpa Roche en Pierres et Galets, les fit rouler, les bouscula.
Roche gémit, Roche pleura, Roche s’insurgea .
Roche trouva ce procédé d’une parfaite indignité, traita Eau de sournoise, pendant que Vent riait.
- Donne-moi des coups d’épaule, bats-moi avec noblesse, mais cesse de me détruire traîtreusement avec tes caresses.

Eau répliqua avec ironie :
- tu sais maintenant, lourdaude, que ma force vaut bien la tienne. Car ma force c’est la patience du Temps. Puis elle partit courir le monde sous la caresse du vent.

Elle n’oublia rien car elle est la mémoire du monde.

Elle pardonna.
Ainsi ils firent la paix.
Ainsi, ils enfantèrent la Vie.
Poisson fut un de leurs premiers enfants


JMS - Extrait de :  Aube Fantasque Autobiographie d'un vieux rêveur

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Salon du Livre de Nice 2012 (Nouvelle)

Publié le par Cheval fou (Sananes)

C’était un temps indéfini entre sucre et brouillard, les années passaient, se bousculaient, se hâtaient de venir et revenir. Ma jeunesse était restée loin de là, prisonnière de la première moitié d’un autre siècle. Rien, jusque-là, ne m’avait prédisposé à prévoir le futur ou mes rencontres à venir. Encore une fois, les ans se refermaient sur un printemps paresseux qui n’avait su chasser ni la pluie, ni les nuages.

Le Salon du Livre de Nice 2012 était arrivé comme passent les oiseaux dans l’indifférence des villes, dans une léthargie sans faste ni joie. Les chasseurs de mots et d’idées, selon l’usage invités par les libraires, avaient posé leurs stylos le temps d’une rencontre.

Les premiers arrivés au Salon du Livre avaient été des enfants. Ils étaient passés en courant, jetant aux écrivains les regards furtifs qu’habituellement ils offraient aux singes et aux léopards quand ils allaient au zoo. La similitude était là, les auteurs, assis derrière de longues tables, semblaient des animaux rugissant, mugissant, et ruminant des cris de papiers. Chacun avait sa chaise, et son nom sur une étiquette qui permettait de pouvoir le nommer. Rien, aucun index n’indiquait l’utilité de lire ou la possible toxicité de certains textes. Loin de la course des scolaires, la foule dormait et faute d’authentiques lecteurs, organisateurs et auteurs quêtaient le soleil et le badaud.

Comme il en était l’usage depuis quelques années en cette belle ville de la Côte d’Azur, les poètes étaient parqués loin du circuit littéraire, loin des lieux de passage où l’on exposait, comme des trophées, les  habitués des forums médiatiques. Près des "vedettes authentifiées", quelques écrivains, parfois talentueux, attendaient que l’on reconnaisse leurs mérites. Dans l’allée secondaire, les autres, les sous notables, les déficients de la notoriété, les sans souteneurs littéraires, les artisans du mot, les ciseleurs du verbe, les diseurs de vérités, les traqueurs d’âme, languissaient.  

En périphérie du grand circuit, les poètes, dont je fais partie, étaient installés à la marge, bien dissimulés dans le pavillon des bouquinistes.

Avec mes amis troubadours et mes frères d’encre, nous habitions la travée du fond, mais…  le fond peut parfois avoir bon fond !

Alors qu’ensemble, dans une joyeuse convivialité, nous arpentions la désaffection des foules, apparurent enfin, par petits groupes comme arrivent les papillons dans un coin de printemps, les traqueurs de livres. Parmi eux, un couple souriant, atypique, s’était perdu dans les allées de ce salon du livre loin du bord de mer, du soleil et des lieux que fréquentent habituellement les touristes. Près du stand poésie, leurs pas se firent minuscules puis s’immobilisèrent pour regarder mes livres sur les chats. Avec une attention béate, distribuant de généreux et larges sourires, ils s’approchèrent de moi.

      - Un livre sur les Chats ! dirent-ils avec une pointe d’accent anglais.

Alertés par un sixième sens, ils avaient senti que j’appartenais à la tribu des serviteurs du Chat. Visiblement ils me soupçonnaient d’être l’un de leurs biographes, ce qui m’autorisa à leur demander, sans ambages, dans une de ces phrases bâtardes qui ne sait si elle est affirmative ou interrogative :

     - Vous avez des chats dans votre famille ?

Sans attendre la jeune femme répondit avec une grande assurance :

     - Oui, nous en avons neuf !

Quelque chose en cela me froissa : leur dévotion à la gent féline semblait surpasser la mienne ! Leur horde avait une tête et quatre pattes de plus que la mienne. Mes huit chats ne leur parurent pas un fait exceptionnel. Je n’osais leur dire que depuis un certain temps, la route, l’âge et la maladie, étaient passés chez nous pour prélever leur dîme. Je n’osais leur dire que mes chats avaient payé un lourd tribut ! J’étais donc contraint, pour rivaliser avec eux, à compter au nombre de mes chats, les Norvégiens de ma fille et mes deux vieilles pelures : l’une mi fille de gouttière, petite noire et craintive, et sa mère une mi hystérique caricaturale et collante.

À l’évidence, le jeune couple  ne m’était plus tout à fait étranger, nous avions en commun une branche familiale, et pas n’importe laquelle : la plus charmante, la plus élégante, la plus fascinante, la plus féline… celle qui miaule, celle qui, d’un miaou, d’un ronron, et parfois d’un coup de griffe quand il est mérité, nous rappelle qu’en Égypte nous en fûmes esclaves.

Vous l’avez compris nous parlons de chats.

Comment aurais-je pu ne pas sympathiser avec ce jeune couple si proche de mes  amis griffus !

Ma voisine de table ne tarda pas se joindre à la conversation. Depuis qu’elle avait adopté une naine à poils longs, elle aussi avait rejoint la secte des amoureux du chat.

Aussitôt, les histoires fusèrent, passionnées.

Avec une impudeur bavarde, je disais tout de mes amours félines, je parlais de ma Toutoune, de Cachou, de Vieux Macho, de Mistigri, et des autres. Je parlais des larmes et des joies que l’on glisse dans nos mémoires.

Mot après mot, nos liens familiaux se confirmaient, tant et si bien que l’on me demanda de dédicacer un livre. On me prit en photo, on nous prit en photo, on se prit en photo… seuls les chats manquaient !

La jeune femme s’enquit :

      - Si vous nous en donnez l’autorisation, nous mettrons des extraits de votre livre sur notre site, promis juré.

L’heure tournait, il leur fallait partir pour nourrir leur petite horde, faire leurs dévotions, donner des caresses et recevoir de la joie et de la tendresse.

 

  ***

Le Salon du Livre a fermé ses portes, la fête du livre est finie.

Une idée à couleur de certitude, me titille : que deviennent les minutes perdues, où vont nos sourires, où vont les mots et les rires oubliés, les photos effacées ?

Peut-être qu’un jour ces jeunots retrouveront une vieille photo. Peut-être que, d’un air mi nostalgique mi contrit, ils se poseront la question :

     - Tu te rappelles ? C’était où…

     - Mais quels étaient les noms de nos chats à cette époque ?

Puis, mesurant la distance et affrontant leur 8è décennie, ils diront : 

     - les livres restent mais les hommes passent...

 

En ces temps, ils n’auront pas lu le journal du 2 décembre 2017, ils ne sauront pas qu’en me rendant au Salon du Livre de Perpignan-la-Gare, j’ai eu un terrible accident. Ils ne sauront pas que je me suis retrouvé sans rate ni foie, sans loi ni permis, sans cheveux ni rêves, avec une effrayante atrophie du nombril. Ils ne sauront pas qu’ayant perdu tout ce qui est utile à un auteur pour vivre, on m’avait  cryogénisé en attendant que la médecine sache me sauver.

 

En 2052 la médecine m’a réparé. Vous ai-je dit que maintenant ils savent réparer la rate, le cheveu, le nombril, mais pas la mémoire ?

Depuis, je la scrute ma mémoire, je me cherche.

 

Sur ICC* - Interconnectic cosmique connections -,  je me suis trouvé. Un article parle de moi, j’ai vraiment existé ! Mon nom figure sur un blog parlant de la gent féline. J’y ai même trouvé quelques lignes de texte qui me sont attribuées.

En quête de souvenirs, je cours après moi. Hier, j’ai retrouvé les auteurs du blog, ils ont un appartement-jardin au 118è étage de la tour 4 au  Spacemodrome d’Orly 18. Ils habitent tout près de l’usine à air respirable. Ils ont douze super-palmiers synthétiques et un musée dédié aux espèces félines.

 

La vieille dame, souriante, et son compagnon, un tout aussi sympathique vieux monsieur aux cheveux blancs, confirment : ils m’ont connu.

Je crois les reconnaitre mais l’homme a un scaphandre marcheur qui lui donne un air un peu lourd. Les temps ont changé, le scaphandre est bien plus efficace qu’un fauteuil roulant. Tous deux se souviennent de moi, ils disent que je n’ai pas changé.

J’ai du mal à me souvenir, mais je suis heureux.

Soixante ans ont passé depuis notre rencontre au Salon du Livre de Nice 2012 !

Les chats n’habitent plus que les musées. Je suis un homme en berne, je n’aurai plus jamais de chat à servir, à aimer, aucun ami à quatre pattes. La plus charmante des espèces terriennes, la plus élégante, la plus fascinante, la plus féline… celle qui miaulait, celle qui d’un miaou, d’un ronron, et parfois d’un coup de griffe quand il était mérité, me rappelait qu’en Égypte nous en avions été esclaves, n’est plus. Comme la plupart des créatures vivantes, une science folle l’a éradiquée.

Pouvait-il en être autrement dans un monde où la foire aux gloires médiatiques remplaçait la littérature et la philosophie ? Pouvait-il en être autrement dans un monde où les poètes n’avaient plus leur place ?

La cryogénisation est ma malédiction !

 JMS

*Pour ceux qui ne le savent pas encore, ICC est, depuis l’an 2032, la version de ce que les anciens nommaient Internet.

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Quand Silence rencontra Petite Phrase (Conte de JMS)

Publié le par Cheval fou (Sananes)

Silence s’écoutait, s’étirait dans l’ombre de l’horloge. Il se mesurait, se comparait à la taille du ciel et des nuages, réfléchissait. Était-il aussi profond qu’on le dit ? Silence pensa aux imbéciles qui le croyaient muet, lui qui inlassablement se parlait sans dire mot. Un frisson de peur soudain le fit frémir, un petit bruit frappait à sa porte. Non pas un petit bruit : un sorte de bruit vagabond ou de bruit qui court, plus exactement : une petite phrase.

Silence s’inquiéta : était-ce un bruit perdu, une phrase solitaire, ou un horrible traqueur de silence, un de ces massacreurs de quiétude qui peuplent les villes ? Avait-on découvert son refuge ?

Laissant peu de place à l’indésirable, Silence se fit tout petit. Il ne voulait rien écouter.

Petite Phrase criait : "ouvre-moi ta porte, je suis fatiguée, épuisée, laisse-moi partager ta solitude". En matière de silence, elle s’y connaissait Petite Phrase, elle savait que Silence n’aimait pas partager sa solitude. Pourtant elle insista : "ouvre-moi ta porte".

Prudent, Silence avait fermé ses oreilles, sa porte, et verrouillé son cœur à double tour. Mais Petite Phrase grattait aux oreilles, griffait les murs du château de Silence, se lamentait, pleurait au pied du donjon : "laisse-moi entrer, laisse-moi me réfugier", suppliait-elle ;

"la grande armée de Vacarme me pourchasse ; je ne suis que le murmure d’un poème, je ne te blesserai pas".

 Petite Phrase pleurait : "si tu n’ouvres pas ta porte, je serai pareille à une larme que la rivière avale, comme elle, je me dissoudrai, me noierai dans l’océan et la foule des chahuts".

Apeurée, elle interpellait de plus belle : "Silence, connais-tu le désarroi des petites phrases inécoutées, des idées perdues, l’angoisse des mots égarés ? S’il te plait Silence, protège-moi, je ne suis que les mots d’un poème, la cohue et le bruit me tueront".

Rien ne faisait, Silence ne bronchait pas :

"Tu ne sais rien de la horde qui me poursuit", continuait Petite Phrase, "les Toni truands et leurs motos, le vibraphone et ses marteaux, les violons et leurs archets, une famille d’épinettes, de flûtes traversières, et même Pan, sont à ma poursuite". Elle rajouta : "la Grande Rumeur et ses mille langues, la foudre et les bruits qui courent, aussi sont à mes trousses".

Insupportable litanie ! Silence l’avait écouté de sa plus petite oreille, pourtant il fut ému au point que les verrous de son cœur se brisèrent et qu’il ouvrit sa porte.

C’est ainsi que se fit leur curieuse rencontre.

Silence et Petite Phrase cohabitèrent comme le tic et le tac d’une horloge.

Petite Phrase murmurait de brèves paroles puis laissait place à Silence le temps d’un soupir. Sitôt après, elle égrenait un autre chapelet de mots et cela rythmait leur vie.

Silence parfois se demandait s’il avait été raisonnable d’écouter son cœur : était-il naturel que Silence sauve Petite Phrase ? Immanquablement, cette pensée lui faisait déverser de longs soupirs.

En fait Silence et Petite Phrase s’apprivoisaient et ils s’étaient tant habitués l’un à l’autre qu’ils se marièrent et eurent un enfant qu'en raison de sa petite voix, ils nommèrent : Sourdine.

Évidement, Sourdine, comme son nom l'indique, ne parlait qu’en sourdine. Petite Phrase lui avait légué sa voix à poèmes, et Silence, sa voix intérieure, celle que certains appellent la voix du cœur.

L’harmonie régna jusqu'à ce que Sourdine explore le monde, car aussitôt les princesses, les faunes et les lutins vinrent l’écouter. Ses mots et ses silences croisés étaient si beaux que tous se croyaient à la fête. On eut dit des sortilèges de bonheur.

Son succès fut tel qu’il en devint dévastateur. Princesses, faunes, lutins, venaient de partout et tous répétaient en cœur ses paroles, tous voulaient les mettre en chanson, en musique, en symphonies. Les princesses, les faunes, les lutins ne savaient pas qu’il n’est pas besoin de dire fort les choses pour qu’elles soient belles et grandes. Aucun d’entre eux ne savait que les mots doux parlent mieux au cœur que le grand vacarme.

 

Cependant, la voix de Sourdine reprise par tous, devint une rumeur grandissante, tant et si bien que le Grand Chahut, la Cohue, le Tohu-Bohu assiégèrent bientôt la forteresse de Silence et Petite Phrase. Les Toni truands et leurs motos, le vibraphone et ses marteaux, les violons et leurs archets, une horde d’épinettes, de flûtes traversières, et même Pan, furent de la fête. La Grande Rumeur et ses mille langues, la foudre et les bruits qui courent, les avaient aussi rejoints. L’orgue de Barbarie parlait si haut, si fort, que Silence se bouchait les oreilles. Terrorisé il devenait si petit que Petite Phrase fut contrainte de le blottir dans ses mots pour le protéger. Sourdine, désolée, s'efforçait de ne pas pleurer.

Quand la nuit terrible s’acheva, que le Grand Vacarme, le Grand Chahut, la Cohue, le Tohu-Bohu, les Toni truands et leurs motos, le vibraphone et ses marteaux, les violons et leurs archets, une horde d’épinettes, de flûtes traversières, Pan, la Grande Rumeur et ses mille langues, la foudre et les bruits qui courent, l'orgue de Barbarie, furent assoupis, Petite Phrase se fâcha, dit une bordée de gros mots, bien trop gras pour entrer dans son vocabulaire habituel, puis elle ouvrit son plus beau poème et partit sur la pointe des pieds. Silence et Sourdine s’enfuirent avec elle. Sans donner d’adresse à qui que ce soit, ils partirent très, très loin de là au pays des ours sauvages et du froid éternel.

Depuis, Sourdine sait que Silence est un gardien de vérités essentielles que seule Petite Phrase approche pour en faire des poèmes.

 

Très loin d’eux, le Grand Vacarme, le Grand Chahut, la Cohue, le Tohu-Bohu, les Toni truands et leurs motos, le vibraphone et ses marteaux, les violons et leurs archets, une horde d’épinettes, de flûtes traversières, Pan, la Grande Rumeur et ses mille langues, la foudre et les bruits qui courent, l'orgue de Barbarie, qui avaient agité la terrible nuit, parlent encore du temps où Sourdine leur avait divulgué la magie des mots, distribué le sucre des silences et la musique du verbe. Tous sont nostalgiques et attendent son retour.

 

Huit siècles ont passés. Sourdine a grandi, elle sait maintenant qu’il faut lire au fond des yeux  pour rencontrer les silences et les mots millénaires.

JMS - Conte (à paraître)

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