Mon homme,
mon homme est exceptionnel.
D'un regard il me comprend,
à peine suis-je devant la porte-fenêtre
qu'il fait courbette et l'ouvre avec déférence,
à peine suis-je assis, immobile, fixant mon écuelle
qu'il accourt et la remplit.
Mon homme,
mon homme est exceptionnel.
Il sait me parler avec les mots du cœur,
d'un tintement d'assiette
d'un gémissement de la porte du frigo
il me tire de mon farniente.
Mon homme n'a qu'un défaut,
il s’agite quand, avec reconnaissance,
mes griffes s'enfoncent dans sa peau.
Des avenues.
Des avenues et des fleurs.
Des fleurs.
Des fleurs et des femmes.
Des avenues. Des avenues et des femmes.
Des avenues et des fleurs et des femmes.
Et un admirateur.
Eugen Gomringer (1951)
Ma réponse :
Un jour je tuerai les avenues
les avenues qui portent des fleurs
les fleurs
les fleurs et les femmes
mais pas les avenues puisque déjà elles sont "objet"
seulement les avenues qui portent des femmes et des fleurs.
Je poserai le tchador de la censure
sur tous les fruits de la vie
sur le désir et les voluptés du regard
et je les laisserai croupir dans les no-man land de la pudibonderie.
J'effacerai la vie et la beauté
de crainte qu'une perversion du regard ne les macule
d'une admiration qui se pourrait perverse.
Alors les fleurs
les fleurs et les femmes
et les avenues qui portent des fleurs et des femmes
disparaitront de la vie et des regards.
Que mettre dans le bonheur pour qu'il soit Tout ce que veut l'enfant qui rêve, sinon du rire, quelques paillettes, de l'espoir à revendre et à ne pas brader, une petite peur qui mettrait son grain de sel dans les matins endimanchés ?
Et pourquoi pas y mettre aussi ce qui m'est indispensable pour aller plus loin : un chat, un ange et de l'amour ?
Le bonheur n'est rien d'autre que cela, m'a déclaré l’enfant, mais il n'est utile que si on sait le semer, en faire bon usage, l'offrir à ceux qui en ont le plus besoin et en garder suffisamment pour pouvoir encore et encore le partager.
L'enfance a cassé ses crayons. Leurs couleurs se délavent dans l'ombre. Aussi fatigués que moi, une éraflure à la manche, un accroc dans le tissu, un col de chemise prêt à saigner, un pantalon aux genoux tuméfiés, mes vêtements reposent sur le dossier d'une chaise. Ils reprennent vie quand je les porte. L'âme se cache et se cachette dans l'enveloppe terrestre. Le temps se fend comme une bûche en bois d'érable. Les années sont la hache qu'on soulève à deux mains. L'histoire est sortie de ses gonds. Les tempes de la mémoire implosent. D'autres mots sont des pilules nutritives. Ils remplacent le pain dans l'estomac du monde, son tube digestif. Les mouches accourent sur la fiente des phrases. Le sens émerge des ratures. Les yeux du présent sont morts. On noie la vérité sous les slogans, les pauses publicitaires, l'aspirine et la dope, les larmes qu'on essuie avec du placenta. Le bonheur n'est pas simple, le malheur non plus. Les traqueurs de vie les cherchent sans arrêt. Ce que nous faisons du temps détermine ce que le temps nous fait. Les coups de dé de la vie ne doivent rien au hasard. Il n'y a rien de séparé. Tout se tient par la main, les mots comme les gestes, les rires, les rictus, les rides. La moelle des arbres relie les branches et les racines. Le vinaigre et la salade se mêlent dans un bol. Depuis Nagasaki, le futur semble une chimère. Le présent nous offre des émotions au lieu des faits, des opinions au lieu des idées, l'écriture blanche de la prose au lieu de la lumière des poèmes. Il fait crier de peur et s'étirer la bouche. Un crayon sur l'oreille, les doigts sur un clavier, j'ai pris de l'âge avec le temps, des ganglions d'enfance aux ridules des vieux. À défaut d'une chaumière, j'habite à l'intérieur de l'homme. Dans le lac des mots, le ruisseau des voyelles, la rivière des phrases, je cherche des truites, non le menu fretin. Je porte mon pays sous le bras, tous les pays du monde dans la mine d'un crayon.
Mon stylo dessine des arabesques dans les marges. Les insectes à ressorts trépignent d'impatience. Les abeilles électriques font des flammèches bleues et les punaises de bénitier se noient dans l'eau bénite. Des arcs-en-ciel de pétrole scintillent sur la crasse des rues. Des œufs éclosent dans les nids de poule et les pneus crèvent sur les écales. Les hirondelles recousent l'air à grandes envolées. Le vent fait des accrocs dans le tissu du ciel. Les visages dans la foule n'ont pas plus d'importance que les vagues sur la mer ou les planches dans un mur. C'est une mer d'oreilles décollées, de nez cramoisis et de bouches tordues. Dans les chambres et les lits, la nuit a mis le rêve dans de beaux draps. Le cheval des mots mâche une poignée d'avoine avant de ruer dans les brancards. Le monde moderne se perd dans la forêt des choses. Face aux larmes, je m'accroche à l'espoir, au pays des chimères, à l'invisible qui nous hante. Ce qu'on ne voit pas existe. On peut décrire l'absence. On peut dire le silence sans qu'on baisse le ton. Tout endroit se nourrit de l'envers. Les fondements de la réalité s'accordent parfois mal avec le rêve. Il faut gosser les planches, varloper les écorces, faire sauter les nœuds au burin d'un crayon. L'odeur du bran de scie et des copeaux résineux nous amènent ailleurs. S'asseoir dans la boue ne salit qu'un tissu. La lumière de l'âme reste intacte. Les murs déteignent sur le temps qu'on y passe. Lorsqu'une maison brûle, les pompiers éteignent l'incendie, mais le reste du monde continue de brûler. Le rêve est un cours d'eau irriguant le réel. Les bêtes, les hommes, les oiseaux s'y abreuvent. Les poissons y respirent par les ouïes. Les rats d'eau nichent dans les trous de glaise de la rive. Les arbres y trempent leurs racines. L'univers où nous sommes enfermés laisse place à autre chose.
Dans les ruelles vides, un quidam s'affaire à décrocher les cordes à linge. Les enfants n'écrivent plus. Ils communiquent par Facebook ou Tweeter. Ne sachant plus conjuguer, ils photographient le vide et s'accrochent aux limbes électroniques. Heureusement, quelques dividus lisent encore, les longs textes d'Alain-Arthur Painchaud, les poèmes révolutionnaires d'André Chenet et Jean-Michel Sananès, les éditoriaux intelligents de Jean-François Carrier. Je sors pour me sentir en vie, humer l'oxygène de la terre, le clapotis du lac, le frémissant du saule qui a les pieds dans l'eau. Comme un Amérindien en prière, j'allume un feu dans la sauge du cœur. Mes sorties nocturnes m'offrent le goût tenace de la liberté, la faim têtue de vivre. La lune est comme la bave aux lèvres épaisses de la nuit. Des visages flottent sur des armoires à glace. Le vent navigue d'une fenêtre à l'autre. Accroché comme un gnome à son arbre généalogique, j'attends la crue des eaux, la croissance des fruits, l'arrivée des oiseaux.
Amis, ceci est la lettre vidéo adressée au prince, par un homme qui a traversé la rue, la France, le désespoir, la peur du lendemain, la honte et la solitude.
Ce texte est une variation sur "Autoroute A5"
publié dans Occident/ Accident de conscience Editions Chemins de Plume (Livre Cd 10 €)
Hé mon prince
Tu me prends pour un marin des horizons
qui prend le large pour traquer le rêve
je ne suis même pas même un marinier
Je cabote d'un espoir à l'autre
à l'agonie du rêve je ne suis
que celui qui va d'une petite annonce à l'autre
celui qui traverse la rue et le pays
pour des rancards avec le désespoir
Hé mon prince
Hé mon prince, le sais-tu ?
Autoroute A5
huit heures trente le matin
J’ai croisé
l’espérance exiguë d’un rêve
travailler aimer manger
Ma vie court
Ma vie roule en clair soleil
Sortie 12
Onze heures
le rêve court toujours
Sortie 12
La rentabilité
percute l’espoir du rêve
Sortie 12
Onze heures quinze
le rêve se meurt
Trop vieux, trop jeune
trop con, trop typé
trop cher
Sortie 12
Toujours trop cher
toujours plus cher
qu’un Maltais qu’un Chinois
qu’un Malais qu’un Biafrais
Sortie 12
L’échiquier du capital joue
rentabilité contre humanisme
Retour
Autoroute A5
Ma vie roule
soleil éteint
À noir destin
travailler aimer manger
reste un rêve
Autoroute A5
Douze heures
femme
je suis
encore chômeur
Hé mon prince
sais-tu qu'en France
il est dur d'être un homme ?
Moi qui suis aussi vieux qu'un vieil hiver,
qui ai la tête lourde à savoir la pauvreté de ce ciel qui s'appuie sur mes épaules
mes pauvres rêves et tous ces jours éclusés
comme la goutte d'eau dans la gorge d'un enfant du Sahel
Moi qui porte tant de vagues à l'âme
échouées sur des rivages d'enfance
ou aux portes de l'attente de ce jour
où ceux qui ont la pluie et la moisson
sauront que ce n'est qu'à partager les fruits
que l'on devient un homme
Moi qui sais
que les exigences du prince
et les chars contre les pauvres gens ouvrent les dictatures
Moi qui sais
qu'à opposer les hommes
on ne sème que la haine et la mort
Moi qui sais
que le rêve n'est beau
que lorsque l'utopie bâtit la réalité
Je vous demande
envers et contre tout
contre raison et résignation
de rêver plus fort que jamais et, s'il le faut
de faire face à l'absurde surdité
de ceux qui prennent la pluie de nos yeux
de ceux qui se nourrissent de nos désespoirs et de notre sueur
Je vous demande
de porter l'amour
et le droit au bonheur d'être homme
sans jamais y renoncer
Et, si parfois le cœur appelle les révolutions,
soyez les militants sans haine de votre cœur
soyez beaux comme le printemps
car seule la voix des cœurs ouvre l'avenir de tous
Sur ce bateau de vent, de terre et de vie
qui porte nos jours
moi qui suis aussi vieux qu'un vieil hiver
Je vous souhaite
que l'amour
l'espoir et l'avenir
soient avec vous.
Au loin quelque chose scintille, que l'on ne connaît pas. Le ciel s'appuie sur la terre d'hiver. L'année quitte sa peau de jours au dernier de décembre. Le passage est une énigme, de même la douleur et l'oratoire. Debout dans la brillante nuit, l'oraison des arbres tend les bras au Jour Neuf, présent mystérieux de lointaines étoiles.