Crime parfait

Publié le par Cheval fou (Sananes)

Extrait de Aube Fantasque
Autobiographie d’un vieux rêveur
(Conte surréaliste où il convient de gratter le rêve pour apercevoir la réalité)

***

Les rêves de Grenouille Cornue
ne s'arrêtent pas
aux confins du bénitier.

Parfois ils croisent le désespoir
de celui qui a coincé ses doigts
dans la portière de la solitude,
là où même l'indifférence
ne tape plus à la porte.

***


Bien loin d’ici, ce matin encore, Adélaïde retrouva son peintre de mari, debout, immanquablement figé devant cette toile qu’il n’en finissait pas de terminer, tout près de ce vieux guéridon décrépit ridiculement coiffé d’un aquarium vide.

Le temps avait coulé. Où était donc le jeune homme qui rêvait, ce jeune Piètr qui voulait du rêve, du soleil dans les yeux, des clowns, de la musique et de l’amour dans chaque seconde qui passe ?
Qu’était donc devenu celui qui courtisait Rossignol-du-souvenir ?

Il était là maintenant, vêtu de son sarrau gris d’apothicaire, son pinceau à retoucher sur l’oreille, il avait l’air fatigué et déprimé. Face à son si parfait tableau et aux étincelles qui pétillaient dans le regard de son épouse, il ressemblait à une image décolorée.
L’œil vide, il attendait qu’elle admire son œuvre. 
Avait-il approché la réalité ?

C’était un hall de gare immense, pareil à celui de Milan, imposant avec ses escaliers gigantesques débouchant sur un palier carrelé de marbre d’un blanc-gris usé par les mille griffures d’un invisible quotidien.
Ce coin précis du tableau semblait particulièrement fasciner le peintre, il passait ses nuits à le parfaire.

Aujourd’hui, Adélaïde découvrit un berceau d’enfant laissé seul à proximité de l’escalier. A cette même place, hier matin, se trouvait une femme en noir.
Adélaïde demanda l’air narquois :
– La vieille femme est partie ?
Piètr était enlisé dans une autre réalité invisible dont il eut du mal à se départir. Enfin, il rétorqua :
– Elle parlait trop.
La réponse amusa son épouse qui, contenant un sourire, ironisa :
– Tu ne crains pas que le berceau soit en danger ?
Le matin suivant, des militaires avaient remplacé le berceau.
Le peintre avait passé cette nuit, comme les précédentes, au chevet du tableau. Tout y était peint jusqu’au moindre détail,  avec une étonnante précision.
Piètr paraissait encore plus terne que la veille. Il tenait encore un pinceau dans sa main droite et sa palette dans l’autre.
Adélaïde fut fascinée par un détail du tableau : au pied des militaires, se trouvait, parfaitement restitué, le pinceau à retouches que son mari avait l’habitude de porter sur l’oreille.
Pointant son doigt sur ce détail humoristique, elle ne put s’empêcher de formuler son étonnement :
– Pourquoi ?
Chaque question mérite sa réponse, il murmura  :
– Je l’ai oublié.
Stupéfaite, elle découvrait que son mari, ce besogneux du détail, réitérait une forme d’humour qu’elle ne connaissait pas. Dépitée, elle ajouta :
– Je déteste les militaires.
Nullement surpris par ce commentaire un peu acerbe, il se contenta de bougonner :
– Ce doit être leur odeur de bière.
Elle fut encore une fois surprise par cette réponse mais en sourit. 
Elle crut même percevoir réellement la senteur amère du houblon.

Son mari, ce petit homme qu’elle côtoyait depuis si longtemps, qu’elle croyait taillé dans une peau de chagrin et de silence, l’intriguait au plus haut point.
Elle prenait conscience de l’univers de rêve et de création dans lequel il vivait. C’était un marginal de la réalité, un œil ailleurs d’elle-même et de ses attentes, hors des frontières de son monde de femme. A l’évidence, elle ne le connaissait pas si bien qu’elle le pensait.

Sa journée fut troublée d’étranges obsessions.
Elle commençait à entrevoir le monde de Piètr et à concevoir pourquoi, depuis si long-temps, il la délaissait.

Elle attendit, pour la première fois intriguée et impatiente, que le matin suivant arrive pour savoir quelle évolution prendrait le tableau. 
Y trouverait-elle deux bonnes sœurs avec des coiffes dentelées ?

Surprise ! Quand elle pénétra dans l’atelier, Piètr ne s’y trouvait pas.
Une odeur âpre de suie et de gare semblait avoir empli la pièce.
A la place des militaires se trouvait un journal froissé et un étrange personnage au tablier gris, l’image parfaite de son mari. Les yeux de ce personnage la suivaient du regard.
Adélaïde le fixa longuement.
Elle eut un long et large sourire pincé. Elle prit un pinceau enduit de peinture blanc gris et, fébrilement, en couvrit le tableau :
En souriant, elle s’exclama :
– Nous allons enfin pouvoir refaire nos vies !

JMS

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A
<br /> Je suis conteur, c'est mon  métier et votre univers comme vos histoires me fascinent. M'est-il possible de les raconter ?<br />
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C
<br /> <br /> Je vous remercie de ce mot qui bien-sûr me touche, car il me confirme que le partage a parfois lieu.<br /> <br /> <br /> J’ai questionné mon éditeur pour savoir si mes textes peuvent être utilisés dans le cadre d’un spectacle. À ma demande, il l’accepte, à condition que mon nom d’auteur soit cité ainsi que le nom<br /> du livre dont ils sont extrait ainsi que le nom de l'éditeur soit : Jean-Michel Sananès - Aube Fantasque - Editions Chemins de Plume. Personnellement, j’aimerais savoir ou vous vous produisez<br /> pour essayer d’assister à un de vos spectacles. Vous pouvez me joindre sur mon mail : Jeanmichelsananes@yahoo.ca<br /> Cordialement,<br /> JMS<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br />