Nous n'avons pas bu le même lait

Aucune nuit n'est plus large que le rêve
Je mesure l’odeur de l’herbe, la larme de sève à mes chaussures, la goutte de sang à la blessure du monde. La vie est une béance plus grande que l’univers. J’avance, l’œil sur l’horizon, l’horizon sous les étoiles ; j’avance l’œil moins grand que l’infini ; je tutoie le vent et l’arbre. Des miettes de mes ancêtres s’y promènent, s’y reposent, se marient à l’écorce des arbres, à l’écorce du vent et au parchemin de mes rêves. J’avance l’œil sur l’horizon et je bois le soleil, et je bois la plaine. J’arpente un chant d’oiseau, un rêve de givre et de futur, un rêve de passé. Où es-tu ? Qui es-tu ? Toi dans l’ombre de mes pas : un arbre qui me regarde, un oiseau plus haut que le ciel, une étoile perdue dans les années lumière. Une larme de sève à mes chaussures, j’avance à ma rencontre.
Quand je sauve une abeille tombée à l’eau, un oiseau prisonnier des griffes de mon chat, le petit homme raisonnable, celui qui se croit si grand qu’il pense que la terre n’est pas assez grande, qu’il faut coloniser l’espace, le petit homme raisonnable rit. Il croit que certaines vies sont infimes. Je ne suis pas raisonnable, toutes ces vies me sont indispensables comme l’enfance, comme le rire. Toutes vont à mes côtés comme une partie de moi. Je suis un fils du ciel et du vent. Inlassablement, je scrute à la recherche de l’ancêtre, l’ancêtre homme, l’ancêtre brindille, l’ancêtre poisson, l’ancêtre amibe. Je cherche l’ancêtre du rêve, le premier frisson de la goutte d’eau.
L’homme raisonnable n’en a que faire, il règne dans une jungle de marchands de papier, de marchands d’hommes, de marchands de vies, de marchands de biens. Il règne sur les territoires de la monnaie.
Je parcours la vie en indigène. Je suis d’un ailleurs de paix si incompréhensible aux hommes raisonnables que leurs cartographes s’y perdent. Dans mon monde, j’habite avec des abeilles, des chats et du ciel, aucune place pour les marchands de terre, aucune médaille pour les spéculateurs de l’opulence. La terre, même captive, même soumise, même arrachée à la nature, violée, lapidée, empoisonnée de chimie, reste et restera un morceau d’univers indigène. Ma Terre pleure quand vous la détruisez, elle est mon manteau, ma parure, ma vie, mon tombeau.
Mesurez-vous l’odeur de l’herbe, le chant de l’oiseau, la douleur de l’arbre, quand vous abattez la forêt, quand vous goudronnez ?
Vous parcourez la vie à la hussarde. Vous évaluez l’oiseau, l’arbre et le chant, en poids, en profit. La bête n’est plus la bête, dans votre regard elle devient viande. La forêt n’est plus la forêt, dans votre regard elle est stères, mètres cubes, charpentes, charbon, copeaux. L’homme n’est plus homme, dans votre regard, il est bras, sueur, consommateur et machine exploitable. Vous oubliez que le chant, l’odeur et l’horizon, sont ma richesse.
Vous en tirez vanité. Le reste n’est que dégâts collatéraux.
J’avance l’œil sur l’horizon, l’horizon sous les étoiles. J’avance l’œil moins grand que l’infini. Je tutoie le vent. J’attends que l’arbre me parle. J’attends que cesse le tumulte.
La vie est une béance plus grande que l’univers.
Je suis frère de l’herbe et du sang.
JMS - In "Plus frère que frère" - Editions Chemins de Plume - 13.50 Euros (réimpression)
Mon nouveau recueil
"Plus frère que frère" - (Textes et illustrations JMS) paraît aux Éditions Chemins de Plume
pour le Festival du Livre de Nice
les 12, 13 et 14 juin 2009
****
Extrait :
La nuit s’arrête au matin
encore il me faudra picorer les misères du monde
avaler mon chant
lire et relire les nécrologies que le soleil efface
ombre lumière frontière…
Je traverse pieds nus
les nuages couvrent la lumière
je cherche le passage.
JMS - Plus frère que frère - Éditions Chemins de plume 12 Euros
Laisser le silence délayer l'encre
Laisser la plume gémir sous l'arrête d'un cri
Traverser le jour ou s'arrêter
Vivre et le dire
Laisser le verbe pendu au gibet des non-dits
Utile inutile ?
Laisser mourir le papier
Au silence des yeux étrangers
Aux griffes de l'indifférence
Laisser le parchemin danser à la valse du feu
Épuiser l'air qu'on respire et l'encre qu'on expire
Le silence est-il plus complaisant que la parole ?
Je suis un architecte de l'ombre
Je mets mon âme en papier
Cri muet, pain laissé aux oiseaux
Écrire n'est-il pas un don aussi silencieux
Et gratuit que le pain laissé aux oiseaux ?
Utile inutile ?
Si les oiseaux se taisent
Doit-on condamner le moteur transparent
qui pousse la main et le geste ?
Si l'ange ne voit pas ses ailes,
ce n'est pas grave la valse continue.
JMS - In "Plus frère que frère" - Editions Chemins de Plume - 12 Euros