Angye Gaona. Lettre de Álvaro Marín à un juge qui inculpe la poésie
Lettre à un juge qui inculpe la poésie
« Trafiquante de mots »
Monsieur le juge de la « trafiquante de mots » Angye Gaona.
Soyez bien conscient que Angye s’adonne au trafic des mots. Peut-être elle est fatiguée des mots qu’on entend
tous les jours. En Colombie, les mots les plus fréquents sont « inculpé, » « victime », « déplacé », « disparu », « exilé », « arrêté », « emprisonné », «justiciable», « armée », «
condamnation », « mort », « juge », « police », « persécution », « assassinat », «embuscade », « attentat » et tant d’autres âpres termes que désignent notre temps obscur
: là, où le mot « prison » a été écrit, Angye a écrit le mot « oiseau ».
Jugez par-vous même, car vous jugerez la Poésie si jamais le mot « condamnation
» a un sens. Avec cette grammaire nous allons chaque jour à notre travail, en marchant entre les lignes de cette langue nommant abymes et atavismes deuils et misères.
Là où était le mot barreau Angye écrivit le mot rêve, et ce jour-là a commencé son procès.
Nous sommes de ceux qui pensent que le monde a aussi été crée pour la célébration de la vie et pour la
vie, nous, nous pensons en d’autres termes, dans une réalité autrement définie, dans une autre écriture, dans une autre société où les rêves sont encore possibles. Et avec Angye nous invoquons
d’autres mots qui ouvrent des fenêtres sur l’obscurité de notre monde et qui conjurent l’obscure grammaire de la haine et de la peur. En un chœur désobéissant, avec Angye nous, nous disons
« mer » et nous disons « plaine », nous disons « sable », « montagne » et « cordillère » et nous nous rebellons contre les mots de la nuit ; nous n'acceptons pas cette nuit imposée.
Et nous écrivons des phrases issues d’un monde caché, comme Angye qui écrit « ce que j’apporte c'est la mer », et elle écrit « lisière lumineuse » et d’autres expressions douloureuses
telle que « le soleil thésaurise dans les voûtes», «le chemin du sternum ». Peu importe que l’on comprenne ou non, on le dit. Et ne comprend on pas qu’une poète de sa trempe s’efforce
d’arracher des étincelles à la lumière là où il n’y a que de la nuit ? Puis nous nous rebellons contre la nuit, et nous disons Soleil des voûtes, tu n’es pas notre soleil ! Soleil des cendres,
nous te voulons dehors, libre des prisons qui s’érigent pour cacher le jour aux yeux des humains !
Qu’on veuille remettre Angye en geôle ? Vous ne comprenez pas, les oiseaux de la nuit ne connaissent pas le
vol léger des oiseaux du jour.
Monsieur le Juge, il n’est pas possible d’emprisonner la rébellion du vent.
Álvaro Marín
Écrivain, poète, essayiste
Traduction française : Cristina Castello
Révisée par André Chenet