Lettre aux poètes et aux farfadets de la littérature
Dans les champs de la mémoire, parfois le vieux poète se souvient d'un temps où Hugo, Aragon, Cadou, Char, Cohn, Desnos, Éluard, Seghers, étaient compagnons des rêves de liberté d'un peuple et metteurs en mots d'un espoir à consommer entre le café crème, le comptoir, et le théâtre de la vie. Lui revient le souvenir de ces temps où les poètes n'étaient pas encore les enfants oubliés de la littérature et où même la télévision leur accordait quelque place !
Oui, amis poètes, je me souviens d'un temps qui fut bien avant que l'école de la productivité n'ouvre son aube sombre ; d'un temps où les textes de qualité faisaient la diversité des publications, d'un temps d'avant que l'édition ne soit devenue un groupuscule industriel ayant main mise sur les médias et labellisent chaque année une vingtaine de livres issus de leur sérail pendant qu’elle en enterre des milliers d’autres, les jetant dans cette pénombre blafarde où croupissent des livres sarcophages promis au silence des médias ou au pilon.
Oui, amis poètes, je le sais, cela se passait bien avant qu'un grand des grands libraires de Nice m'ait-il dit : "Poètes !... combien de livres de poésie vendus en France, rayon poètes vivants ? Travail inutile et place perdue !" S'était-il rendu compte qu'involontairement il paraphrasait Staline qui, lorsqu'on lui avait demandé de respecter des libertés religieuses, avait répondu : "Le Pape, combien de divisions ? " L'esprit, la rentabilité et la censure relèvent-ils d'une même dimension ?
Soldats des rêves inutiles, vieux poètes, amis sculpteurs de phrases arabesques, explorateurs traqueurs de pensées, danseurs et jongleurs, musiciens du verbe, vous le savez, amis, les poètes sont devenus l'armée des farfadets de la littérature. Petit cadeau leur est fait une fois par an car, comme il y a la journée du cheval, du chien, de l'enfant ou des femmes, on les exhibe dans de courtes cérémonies, dans un nettoyage de printemps cautionné par un ministère qui bat très vite tambours et trompettes avant que ne revienne le grand silence qui leur est réservé tout le reste de l'année !
Amis poètes, je vous en conjure, quand l'école de la rentabilité et de l'audimat fait loi et référence, jetez vos mots aux vents, aux radios sourdes, aux télés aveugles ; jetez le froid, le chaud, le feu, faites scandale, piaffez, dansez aux insomnies et aux rimes crépusculaires, glapissez dans les ventricules de l’âme, griffez vos mots dans une envie d’exister, sinon mourez dans ce ghetto de silence où l’on vous maintient !
Allez ! Soyez révolte et affirmation là où certains perdent leurs plumes en des éditions à ventre de papier et cœur d’argent.
Dans ce monde où le bruit fait son beurre, où la parole des poètes meurt, amis poètes, je vous en conjure, vivez l'intense du verbe, vivez dans l'étoffe des mots, et défendez-les.
Vivons, fiers et poètes, car nos mots portent le futur.