Je vous revois, Anne Vanderlove, Anne Sylvestre, Gribouille, Eva,
et toi Marie-Paule Belle chantant "Le clown".
C'était un temps où d'Ostende à Amsterdam,
des voix me transportaient vers ailleurs.
La scène portait une élégance
et des visages chargés de sentiments.
Je pense à vous Roger Caussimon, Boris Vian,
Juliette Gréco, Moustaki,
Leny Escudero, Jean Arnulf,
et à vous, tous les oubliés,
à vos mots qui toujours chantent en moi.
Encore, je vois tes mains Jacques Brel labourant ton cri d'espoir
et le rêve d'un "domaine où l'amour sera roi".
Rien ne meurt, encore, je navigue dans cet hiver
Où, comme un frisson, les mots de Barbara, parcouraient l'invisible
dans un Nantes où "la pluie rendait mon cœur chagrin",
sa voix me pénétrant de la fusion à l’effusion des sentiments.
Encore, je me rappelle le silence dans la salle
quand Bécaud tonnait : "Qui a volé, a volé l'orange du marchand".
Je me rappelle l'invisible jubilation éprouvée
quand la voix de Gainsbourg entamait "La chanson de Prévert".
Je me rappelle aussi ce "Jean Marie de Pantin" épousant la brisure de mes solitudes
quand je fredonnais les paroles de Fanon.
Je pense à toi grand Jacques, tes mots me suivaient dans l'ivresse des fins de soirée.
Et encore, à toi Léo, quand dans la rue, je chantais "T'es rock coco''
Me reviennent encore "Ostende" et "Mourir demain"
chantés par une Gribouille qui n'en revint pas.
J'ai toujours en moi ces temps où la chanson
se connectait, complice, à la conscience et au cœur.
De toi, la dame en noir, je garde cette part d'élégance
qui me plongeait dans un ailleurs où je me reconnaissais.
Hélas, ce soir j'ai vu un spectacle…
Rupture ! Chahut !
Désert des émotions !
Piétinement des sens, du sens, et du bon sens.
Naufrage de la raison,
égarement de l'intimité nécessaire à des sentiments identifiables.
Brisure !
Abrogation des dénominateurs communs à l'identité de l'humain.
J'ai vu un spectacle qu'ils ont appelé "chanson",
mais rien n'y chantait !
Seule l'indécence s'agitait sur scène.
Une viande impudique affichait ses excès.
Le sais-tu, Mouloudji, toi qui pour mon émerveillement
chantais "La chanson de Tessa" ?
Le sais-tu, ils n'étaient pas là pour clamer leur singularité, non,
loin de toute poésie, de toute esthétique, de toute pudeur,
ils étaient là pour faire de leur dissidence une norme prosélyte.
Et toi Brassens, et toi Brel, vous qui ciseliez vos mots, qu'en penseriez-vous ?
Sommes-nous dans un monde qui a tout oublié du tact et de la subtilité ?
Sommes-nous dans un monde où l'exubérance des provocations, va cuisses ouvertes,
confond et assassine la dignité, la femme, l'amour et le rêve ?
Dans ce grotesque des apparences, j'ai vu gronder la décadence.
"Avec le temps" et avec toi Ferré, et avec vous les poètes-chanteurs,
je partirai sans regrets ronger la misère des consciences loin de cette tempête
qui n'en finit pas de forger mes chagrins.
Je retournerai chez moi.
Et, si vous y êtes déjà,
j'oublierai le regret de ne plus être.
Je me rappellerai ces jours où,
au cœur des mots,
se promenait la dimension humaine.