On ne se moque pas impunément d’un magnifique Pleyel !
Sur la scène, il est seul, paisible. Un pâle rayon de lumière lui donne un reflet de scarabée tout droit sorti de la mythologie égyptienne. Sa bouche est ouverte, il dort, magnifique, le grand piano. À cet instant précis, il ressemble à un énorme oiseau noir qui pointe une aile vers le ciel en attendant l'envol.
Soudain, arrive un homme en queue de pie. Avançant tel un toréro dans l’arène, à la parade, il regarde l'énorme piano à queue, le toise. Il marche sous un faisceau de lumière argentée. Un sourire de contentement traverse son visage quand fusent les applaudissements. Il salue la salle, mais ne salue pas le piano, non il va vers lui en conquérant, en maître.
Le piano se contracte sur ses quatre pattes trapues, se fait lion en cage...
Le maestro ajuste nonchalamment ses manches avant de caresser les dents d’ivoire. Par deux fois, le voilà qui claque violemment la bouche du piano.
La blessure est vive. Par deux fois la bête grince, grogne, gémit.
Et encore le maestro se lève, et d'un bras tendu, pince vigoureusement, sous la grande aile, les cordes métalliques, les malmène, les frappe.
Le grand fauve est vexé, le prendrait-on pour un piano bastringue ! Non, lui est un piano classique, de noble ascendance, son pedigree est irréprochable, c’est un Pleyel, de concert ! Tout le monde sait ce que cela veut dire. Les chefs d'orchestre le respectent ! Mais, à l'évidence, ce maestro de pacotille ne le sait pas qui le bouscule, lui fait injure. Il ignore les ambitions de ce monstre sacré d'ébène et d'ivoire, de ce romantique aux airs sombres prédestiné à jouer de la sonate, du clair de lune, des musiques de crépuscule et, à la rigueur de ses grands airs… Lui, le Pleyel, devrait-il laisser l’inconvenant faire ses fa-dièse d’une main et jouer de ses cordes sensibles de l’autre ?
La tension monte monte monte, ce qui devait être une musique devient flagellation.
La salle abasourdie assiste à cette humiliation publique. On parle de combat entre les Anciens et les Modernes, on s'agite. D'une octave l’autre le ton va crescendo, ce n'est pas une joute ou une simple rixe, NON, là, c'est la GUERRE !
Le vieux lion ailé se rebelle, s'emporte, se défend. Bruyamment, il replie sa grande aile noire sur la main tendue et l'énorme cri du pianiste ! Rien ne calme le piano en furie, encore il se cabre, rugit, mord. C’est maintenant sa longue mâchoire d’ébène qui claque sur ses dents d'ivoire et emprisonne la main gauche du cacophoniste. Pris de panique, le pianiste tente de fuir la vengeance de l’offusqué. Tentative inutile, dans un raffut épouvantable, une fureur d’ébène le poursuit, bondit, grogne, vocifère, recouvre de ses octaves les plus graves les plaintes aiguës du maestro impuissant. Dans une danse pathétique, le pianiste se trémousse, se débat, on croirait un Chant du Cygne ! Ce sera sa dernière représentation. La punition à été terrible !
Maintenant, repu, vengé, le piano, d'un pas lent et lourd, retourne à sa place et salue le public médusé.
Le rideau tombe.
La foule repart, dé-concert-ée.
Hélas, dans la salle, il n'y avait pas de dompteur de piano.
On ne se moque pas impunément d’un magnifique piano de concert, d'un Pleyel !