Le cheval noir
(Dédié à ceux de Diego Garcia et à ceux de l’archipel des Chagos que l’Amiral Zumwalt chassa de leur terre en 1966)
Toujours ce même rêve.
Le Cheval noir courait, immense nuée noire aux couleurs d’indicible, il traversait la rue centrale de la ville, celle que bordent latéralement deux allées d’arbres grêles porteurs de lanternes. Symboliques des métropoles d’ailleurs, depuis des décennies, ces arbres jouaient aux réverbères et déversaient un flux frétillant de lumières jaunes et faibles sur des espoirs devenus insipides.
Toujours ce même rêve. Loin des châteaux de sable et des rivages d’hier, l’archipel tremblait dans une mer aux tendresses oubliées.
Au loin, de vieux rafiots hurlaient de la corne de brume. Comme toujours nous étions en été, dans la douceur tropicale d’un de ces matins de douceur affable. Nous étions un dimanche. La déchirure glissait entre des interstices de ciel et de pierres, elle rampait et remplaçait les jeux bruyants et innocents des soleils insulaires.
Hier, le cheval noir avait couru, précédé de ses vigiles. Ils avaient parcouru la ville. Un à un, les arbres-réverbères étaient morts et le faible éclairage des maisons s’était tu. Hier, le cheval avait mangé toutes les lumières, la nuit avait enfanté une couleur sauvage et borgne d’espoir. Les étoiles s’étaient resserrées dans le ciel et les chiens avaient pleuré à la dernière lune. Au loin encore, de vieux rafiots avaient hurlé dans l’odeur mazoutée de leurs fumées.
Adama, ces dernières semaines, avait fait ce rêve oppressant près de dix fois.
Ce matin, les frissons du jour étaient arrivés dans le froid d'une nuit mourante. Adama s’était réveillé pour tremper du pain et du glauque dans un café froid. L’espoir, ce vieux chewing-gum que les enfants pauvres ont trop mâchonné, trop usé, se sont trop repassé de bouche en bouche, l’espoir, ce matin, semblait un vieux chewing-gum qu’il fallait jeter.
Le rêve en forme de couteau à cauchemar, encore une fois titillait, comme la terrible envie de pleurer d’un enfant qui, contre toute logique, affirme sa douleur ou sa peur d’aller à l’école.
Au village, tout le monde a ri de lui et Adama s’est caché.
L’éternel été tropical coulait dans les odeurs de mangues, de pêches miraculeuses, de rires, de coprah et d’huile. Les frites de la cabane en bord de plage sonnaient des envies de vivre et de manger du bonheur à pleines mains, à bouchées goulues.
Mais Adama n’a pas rêvé ce matin.
Au loin, dans la baie de Diégo-Garcia, de vieux rafiots hurlent à friper le rêve. Comme toujours l’été coule dans la douceur tropicale des matins lents. Nous sommes dimanche. Les officiers et les représentants de la Couronne sont là. Notre île a été cédée. Tout notre archipel est vendu.
Les îles Chagos sont loin du monde. Sa Gracieuse Majesté les a échangées, pour cinquante ans, contre des missiles, et Oncle Sam ne nous veut pas.
Comme un Cheval noir,– les camions courent dans un nuage de benzène – bruit et pollution – violence – le cri meurt dans l’inquiétude - immense nuée noire aux couleurs d’indicible. Les camions traversent la rue centrale de la ville.
Hier encore deux allées aux lumières fragiles et faibles bordaient les étoiles. Les générateurs se sont tus, le courant est mort interrompu comme un espoir qu’on assassine.
Une valise à la main, les camions nous mangent et les navires mangent les camions. On nous déporte loin des châteaux de sable. L’archipel sans jeux tremble dans une mer aux tendresses oubliées afin que, sur l’échiquier des puissants, puissent jouer des armées de GI.
Les jours de soleil doivent mourir, la place du village enterre ses fêtes et ses distributions d’huile. Nous sommes mille cinq cents qui pleurent une valise à la main. Tout près de nous, des toits de chaume et des photos en berne sur des murs nous appellent.
La déchirure brutale a des mains de policiers. Des ciseaux à certitude jouent de la Loi. La force joue à Jacques a dit et l’Union Jack a dit non aux jeux bruyants du souvenir, non aux jeux innocents des enfants.
Dans le bruit et l’agitation des moteurs, le cheval noir du malheur, précédé de ses soldats, parcourt la ville. Une à une, aux arbres-réverbères, les lanternes meurent d’espoirs brisés et d’étoiles que je ne reverrai plus. La lumière des maisons tropicales s’est tue, on chasse ceux qui se cachent. Mon chien tremble comme un enfant.
Le cheval mange toutes les lumières, la nuit avale ses étoiles, le ciel enserre dans ses tripes tous les anges morts et le cri des ancêtres. Dans le ciel encore blanc, les chiens pleurent à la dernière lune.
Au loin de vieux rafiots hurlent dans l’odeur mazoutée de leurs fumées.
Déjà, des militaires tuent nos chiens et clouent notre avenir.
L’arbre sur lequel j’ai gravé ton nom, dit « toujours » plus haut que le mensonge des certitudes.
Ils sont venus les mangeurs de futur avec leurs fausses valeurs et leurs canons, planter le drapeau du désespoir là où nous avions maisons. Je ne veux plus qu’ils me parlent de leurs idéaux. Je ne veux plus qu’ils parlent. Ils ont tué nos lendemains.
Plusieurs de mes voisins se sont jetés du bateau. La mer les a mangés, aussi sûrement, mais bien moins vite que le désespoir qui nous ronge.
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L’archipel des Chagos dont fait parti Diégo-Garcia (peuplée de francophones) a été cédé par l’Angleterre aux Etats-Unis pour une période de 50 ans afin d’être transformé en base militaire lors de la première guerre d’Irak.