Extrait 3 de DERNIÈRES NOUVELLES DES ÉTOILES
Extrait de la nouvelle : "Un retour simple "
Là-bas, la garrigue desséchée subsistait sous forme d’arbustes fossilisés. À ras de terre, seule une herbe piquante et jaune courait le long des chemins qu’Hubert, le vieux berger, parcourait depuis quatre décennies. Sur les collines, des lichens verdâtres aux reflets sablés et des champignons vénéneux, "Les Diables de Cinq Heures", régnaient en maîtres. Les lichens qui s’étaient développés à cet endroit étaient extrêmement agressifs au passage de formes vivantes : quand leurs fruits tombaient, ils explosaient, expulsant des spores gluantes qui prenaient racine sur les malheureux qui les avaient effleurées, provoquant d’indicibles douleurs. Il fallait aussitôt brûler les parcelles de peau infectées pour s’en débarrasser. L’homme suivait les moutons qui marchaient devant lui. Les ovins portaient de curieuses cuissardes en cuir parcheminé qui les protégeaient des lichens. "Tâche", le vieux mâle, bêlait et agitait une cloche de bronze noirci. L’animal guidait le troupeau et semblait savoir où ils allaient.
Hubert était un homme d’une soixantaine d’années, de grande stature. Il marchait, faisant claquer de sa main droite un bâton noueux contre le sol caillouteux. Il était entièrement emmitouflé dans une espèce de grande gandoura élimée, de laine brute, couleur terre. Il portait un sac à dos tout aussi usé. De son bras gauche, il pressait contre lui un sac de toile, tout près de son cœur. Sous la capuche, son visage barbu et de longs cheveux poivre et sel apparaissaient comme estompés sous un voilage en tulle autrefois blanc. Ses yeux d’océan semblaient lavés par l’usure, dépolis par l’attente du jour qui ne viendrait plus. Il portait, tout comme le troupeau, une tristesse ineffable, sans colère, horriblement résignée. La petite troupe rejoignit bientôt les restes grisâtres de deux immenses routes parallèles abandonnées depuis très longtemps. En fait, avant l’invention de l’apesanteur et des courants magnétiques, on appelait cela : des autoroutes. Les bêtes pressèrent le pas, mues par une joyeuse habitude. Elles couraient sur l’asphalte usé et sableux. Une poussière jaune s’élevait en petits nuages et retombait doucement, effaçant les empreintes des petits sabots et des pas.
Hubert s’arrêta, déposa le sac qu’il portait. Il en extirpa un chien dont les pattes étaient couvertes des cicatrices de brûlures anciennes. L’animal le regarda en frétillant. L’homme lui tapota la tête avant de sortir une sorte de tambour de cougourdon jaune. Il le fit résonner de son bâton. C’était un signal, le chien heureux se mit à courir, harcelant les bêtes pour les conduire plus vite sur le tremplin de terre herbeuse qui subsistait entre les deux voies de l’ancienne autoroute. Le troupeau s’y rua avec enthousiasme. Joyeux, le chien courait sur le terre-plein herbeux, stoppait net, repartait, jappait comme un chien qui fait la fête, se ravisait, ramenait une brebis qui s’éloignait, se remettait à jouer et à cabrioler. Les lichens étaient des espèces rampantes, elles n’avaient pas encore traversé les barrières de bitume. L’homme aurait pu, maintenant, se reposer tranquille. Il avait confié son troupeau à Ralph, son vieux chien. Au lieu de cela, il s’isola, et marcha le long de la route. Il regardait la colline d’en face, séparée d’eux par une gorge profonde. Ici, une rivière avait coulé. Il marcha jusqu’au surplomb de la gorge. Le pont de l’autoroute s’arrêtait. En bas, on voyait des restes de viaduc et de béton effondrés. À perte de vue, la garrigue desséchée subsistait sous forme d’arbustes fossilisés sur une herbe piquante et jaune. L’homme regardait les lichens verdâtres aux reflets sablés qui abritaient "Les Diables de Cinq Heures". On les appelait ainsi, car ce fut un après-midi à cinq heures que, pour la première fois, un adolescent hurla de douleur après en avoir touché un. Il mourut peu après, les poumons bloqués. Ceux qui survivaient au "Mal de Cinq Heures" perdaient la vue. Hubert s’assit. Ses tripes se nouaient. Une marée salée affluait à ses yeux, lui offrant des images de paysages noyés. Sur la colline en face, sa maison natale, son village, isolés dans le no man’s land… Ici plus qu’ailleurs la mémoire le harcelait. Il était révolté, mais comment dire aux morts de revenir ? Comment dire : "Revenez, gens de mon village" ? On peut parfois se demander pourquoi, aux portes des larmes, se cachent tant de souvenirs.... / sur 7 pages